https://www.youtube.com/watch?v=yl8Fn4jgcQg (pour une ambiance décalée).
Forbidden City, un soir du début 49Une pluie grasse dégouline des toits. Il y a comme une odeur de vieil incendie, de choses anciennes. De la cendre colle aux imperméables et aux rebords des chapeaux mous.
Des gens vont et viennent, accompagnés ou seuls. Des hommes, principalement, qui sortent le front bas des bordels. Ou qui titubent à l'entrée des clubs. De ceux-là, d'ailleurs, s'échappe une musique à réveiller les morts, à bousculer tous les diables et à effrayer tous les anges.
Cette idée arrache un sourire à la silhouette dissimulée. Taille moyenne, anodin, un des timides dont la Forbidden a l'habitude; franchira-t-il le pas, ira-t-il se perdre dans les bras d'un Succube, ou offrir son âme à un avocat sur le retour ? Et si oui, quand ? Ce soir, dans une semaine, un mois, un an ?
Une pensée qui lui vaut également une grimace. Il jette sa cigarette, la pluie en éteint le foyer. Grésillement bref.
Dans la ruelle que guette l'inconnu, de l'autre côté de la rue, une porte s'ouvre, rectangle blâfard de lumière sur les ténèbres. Un homme quitte son club, en chasse un indésirable. Le propriétaire est flanqué de deux armoires à glace, qui finissent de tabasser le mauvais payeur, puis l'évacuent sur l'avenue.
Personne ne s'arrête.
Le patron congédie ses molosses, reste seul un moment, savoure cette solitude, cet ersatz de silence, de plénitude. Les gouttes ruissellent sur son crâne chauve, coulent dans ses yeux bleus d'acier, jusqu'à la commissure de ses lèvers plissées. Une inquiétude traverse ce respectable personnage de la Forbidden, entrepreneur et éminence grise d'un paquet de boîtes de production. Il croit voir quelque chose, quelqu'un, de l'autre côté de la rue. Mais non. Il est déjà trop tard.
Le coup le projette en avant - on le saisit aussitôt à la gorge, son agresseur le traîne dans la ruelle, loin de l'avenue, dans les ombres. Un inconnu domine sa proie, lui sourit.
"Hello, Harry. Tu me remets ?"
Le proprio râle, bat des jambes. Le poing s'abat sur sa joue droite, la lui déchire, le sonne.
"Non ? Tant pis. C'est vrai que du temps a passé. Je comprends. J'espère que tu comprends aussi, Harry: tu ne peux pas me rendre ce que vous m'avez pris. Alors... Alors je me sers. C'est tout. Je me sers."
Le passage à tabac ne s'éternise pas. Ce qu'il faut pour un homme armé d'un poing américain pour en massacrer un autre. Etonnamment aucun des videurs ne déclarera avoir entendu quoique ce soit. Même celui qui, pour se payer sur le dos de la bête, était à deux pas de la scène de crime - alors que celui-ci était perpétré ! -, se faisait offrir une petite gâterie par l'une des filles du club, le
Devil Throat.
Une vieille odeur d'incendie, un goût de cendre, une porte qui s'ouvre. Un jazz à renverser le Diable. Une bonne soirée pour la Forbidden City.